Inclassable et imprévisible, la flûtiste française nous avait déjà surpris avec des albums singuliers qui réinventent le jazz et le rap, hors des codes et des clichés. Avec Om Al Aagayeb, son dernier disque, elle nous emmène en Égypte, au carrefour de son histoire et de ses identités hybrides.
Photo : Naïssam Jalal par Alexandre Lacombe
Dans la vie comme dans les carrières musicales, il y a des années et des trips qui comptent plus que d’autres. Parce qu’ils construisent, qu’ils rapiècent ou brûlent des identités en mutation sur le bûcher des humanités artistiques pour offrir un nouveau départ et un autre son de soi. C’est un peu ça, l’Égypte, pour Naissam Jalal : un pays fondateur où elle a laissé un morceau de son innocence et de sa jeunesse, et où elle a vécu de musique entre 18 et 21 ans. Elle ne l’avait pourtant encore jamais convoquée aussi intimement sur disque.
« J’ai grandi en étant vue comme une Arabe en France sans modèle à qui m’identifier : à la TV et dans les magazines, personne n’avait les cheveux crépus, la peau mate ou un gros nez ! Dans ce contexte, c’est difficile de faire des choix pour devenir l’adulte qu’on veut être. Alors je suis partie parce que je cherchais à savoir qui sont ces Arabes à qui je suis assimilée, même si je suis française ». Alors à peine majeure, elle s’est retrouvée sur la route du Caire sans point de chute ni connaissance. Elle va finalement rester trois ans dans la « mère des merveilles » (« Om Al Aagayeb« en arabe, surnom donné à l’Egypte par Sayed Darwish dans une de ses chansons, que la flûtiste choisi pour baptiser son album). Elle y est devenue une adulte et une artiste.
Paris-Damas-Le Caire
Naissam Jalal n’est pas d’origine égyptienne, elle est née en France, et a découvert la flûte à l’âge de 6 ans, poussée dans une école de musique par ses parents syriens, tous deux artistes.
À l’époque, elle s’imaginait jouer de la flûte à bec, mais elle découvre finalement « un instrument magnifique qui brille » : la flûte traversière qu’elle va embrasser et mener vers des expériences singulières et jouissives hors des codes, entre Sun Ra et Hariprasad Chaurasia, entre rage hip hop et contemplation mystique. Après des relations un peu chaotiques avec sa flûte à l’adolescence, elle découvre la liberté et l’improvisation quand un musicien l’invite à jouer pendant un vernissage de son père. Elle a 17 ans.
Un an plus tard, la jeune fille décide de porter son souffle vers un autre instrument et un autre horizon. Elle part étudier le nay, une flûte orientale, au Grand Institut de Musique arabe de Damas, dans le pays de ses parents. Mais au bout de 3 mois, Naïssam étouffe en Syrie : le climat ultra-sécuritaire du régime de Bachar el-Assad et ses policiers en civils dans tous les déguisements possibles la poussent vers Le Caire. « La musique a toujours été un prétexte pour faire des choses dans ma vie personnelle, et mon cheminement personnel l’occasion de faire des expériences musicales », résume Naïssam Jalal.
Dans ce pays en forme de pont entre l’Afrique et le Moyen-Orient, la musique accompagne naturellement sa quête identitaire et spirituelle, et des grands maîtres comme le violoniste Abdu Dagher vont éclairer sa plongée dans les musiques orientales.
Mais quand Naïssam quitte la Syrie pour débarquer au Caire, elle est seule, en pleine nuit, avec tout juste un guide touristique en poche, l’adresse d’un dortoir et ses économies d’animatrice de colo. « En arrivant, je n’imaginais rien, je n’avais aucun a priori. Le pouvoir en Égypte était détenu par Moubarak à l’époque. Très vite, malgré la répression policière, j’ai senti qu’il y avait une plus grande liberté d’expression qu’en Syrie. Même s’il y avait beaucoup plus de pauvreté, de misère… alors j’ai décidé de rester. »
Au Caire, elle vit des « expériences intenses et décisives ». « Cette ville m’a nourrie, m’a rejetée, m’a recueillie » souffle la flûtiste, aujourd’hui installée à Saint-Denis en région parisienne. Mais si elle décide d’y rester aussi longtemps, c’est parce qu’elle va y faire une rencontre décisive : celle de Fathy Salama (un des musiciens égyptiens les plus connus à l’étranger, qui s’est frotté au jazz de Sun Ra aux États-Unis et fut — entre autres — arrangeur de l’album Egypt de Youssou N’Dour, récompensé aux Grammy Awards,). « Je n’avais aucune idée de qui c’était, raconte Naïssam. On commence à jouer, et à la fin il me dit : tu fais quoi dans deux jours ? Je pensais qu’il voulait qu’on se fasse une autre jam. En fait, il m’a invitée à jouer à l’Opéra du Caire ! C’était mon premier concert en Égypte ! »
Très vite, Naïssam Jalal se fait connaître dans le cercle des musiciens égyptiens ouverts sur les expériences sans frontières, aussi « inclassables » que le prix qu’elle a reçu aux Victoires du Jazz 2019 pour son précédent projet « Quest of the Invisible ». (Prix Inclassable des Victoire du Jazz).
La plupart des musiciens égyptiens n’a jamais vu de femme jouer la flûte traversière à la manière de Naïssam Jallal. La flûtiste, elle, en revanche, a peut-être plus fréquenté la culture égyptienne qu’elle ne le pensait en arrivant… « Même si je n’avais pas étudié la musique arabe classique et les musiques égyptiennes pendant mes études en France où le ¼ de ton et de demi-tons était prohibés, raconte Naïsssam, j’avais écouté Oum Kalthoum en voiture avec mon père. À l’époque, j’avais l’impression qu’elle chantait faux. J’avais complètement assimilé le diktat de l’oreille occidentale ! Et pourtant, cette musique s’était quand même frayé un chemin en moi, et elle a jailli tout naturellement là-bas. »
Retour vers le Nil
Au bout de trois ans, Naïssam Jalal cherche encore son chemin et sa liberté, alors elle finit par quitter le pays. Elle retourne auprès de ses parents en France, et étudie un temps la philo avec un autre mentor, Daniel Bensaïd, qui l’invite à des lectures qui comptent et qui libèrent (Hanna Arendt, Franz Fanon, Cornélius Castoriadis…).
Il aura fallu beaucoup de philosophie, plus de 10 ans, des allers-retours en Syrie, six albums et pas mal de victoires (du jazz) et autres trophées sur les routes du succès pour que Naïssam ose retourner au Caire.
En 2017, elle y a composé et enregistré ce disque 100 % égyptien… «J’avais besoin de me reconstruire, d’une certaine façon de grandir, et de me sentir autonome financièrement pour me réconcilier avec mon histoire là-bas, car j’y ai perdu une partie de moi… Aller y faire un disque, c’était une thérapie : mieux que des séances de psy ou d’ostéopathie» rigole la jeune artiste, qui semble quand même plutôt bien dans ses baskets !
On devine cependant, dans les silences et les notes fantômes de Naissam Jalal, qu’elle a dû retrouver des ombres et des spectres d’un passé où ce n’était sûrement pas facile d’être une femme, étrangère, jeune, seule, et musicienne, loin des siens, dans une ville tentaculaire de 24 millions d’habitants ! Pourtant, à l’écoute de ce disque, aujourd’hui, on lui donnerait volontiers son passeport égyptien. Peut-être même avec un « mandat diplomatique hors frontières », à l’image des contours et des paysages de la grammaire musicale égyptienne qu’elle dessine, tout en y apportant une poésie et une profondeur unique qui transcende les âmes, les genres et les protocoles. Au fond, comme dans chacun de ses projets. Toujours « inclassables ».